5 sept. 2015

Migrants à Lausanne: des travailleurs méconnus


À la Place Saint-François, Mohamed attend le prochain bus à inspecter. (© Stefano R. Torres)
Le passant attentif remarquera ces quelques hommes qui, habillés d'un pardessus blanc à l'inscription «bus:net», s'occupent de ramasser les journaux des tl (transports lausannois) aux principaux croisements de bus à Lausanne. Quelle est leur histoire? Que font-ils exactement? Quelques portraits* d’une migration exigeante et tour d’horizon d’un programme dont on n’entend que peu parler.

L’un de ces hommes, avec qui je discute à la place Saint-François, me suggère de m’adresser «au patron», que je rencontre dans l'atelier de location et de réparation de vélo: le Maison du Vélo. Un petit coin de vie sous les imposantes colonnes du Pont Bessières. Daniel Genou, dans ses soixante ans, habillé d’un t-shirt bleu électrique de coach sportif, me reçoit volontiers dans un petit bureau et se présente comme l’un des coordinateurs à l'EVAM, l’institution publique mandatée par le Canton de Vaud pour s’occuper de l’accueil des migrants. Plus précisément, il travaille au sein de l’Entité Intégration et Développement (EID) et explique que l’occupation «bus-net», mise en place d'un commun accord par les Transports publics de la région lausannoise et l'EVAM, provient plus largement d'un «programme d’occupation», visant à faciliter l'intégration des migrants dans une société qui leur est différente. Ces activités leur permettent de «côtoyer les gens de tous les jours et les remettre dans le circuit du travail», ajoute-t-il. Ici même, dans le cadre du programme «Provélo», une équipe de migrants s’occupe de la réception, ainsi que de répondre aux besoins des personnes venant réparer leur vélo. Mais avant toute chose, pour commencer la journée, ils procèdent à une lecture à haute voix du journal quotidien, histoire de s’accoutumer à la langue locale. L’idée m’interpelle et je me rends un matin à l’une de ces séances. 

Apprivoiser la langue française

À la Maison du Vélo, Dibirov commence la lecture quotidienne du journal qui a lieu dès 8h, pour habituer les migrants à la langue française. Son collègue, Shale, suit la lecture avec attention. (© Stefano R. Torres)

Après la réception, on arrive à l’unique salle que comporte l’endroit, avec quelques vélos entreposés, des outils accrochés sur des supports aux murs, ou posés sur les étagères. Une odeur de petit garage. À gauche, un canapé rayé blanc et rouge, deux petites tables et des chaises, ainsi qu’un petit comptoir avec la machine à café. C’est ici que les intéressés se retrouvent devant une boisson chaude pour la lecture quotidienne du journal. Huit heures tapante : déjà tous présents. Je suis l’un des derniers à arriver. Sam, blond aux cheveux bouclés et touffus, se présente à moi comme civiliste. C’est lui qui anime la lecture et à tour de rôle, chacun choisit et lit un article plus ou moins long, selon son niveau, souvent avec difficulté. Le civiliste les aide à prononcer juste, puis discussions autour du sujet en question : une nouvelle application pour smartphone, un bilan des «sexbox» genevoises, le record mondial du plus haut plongeon.

Dibirov, originaire du Caucase, ne se sépare pas
de son dictionnaire franco-russe.
(© Stefano R. Torres)
La petite équipe prend les questions que je lui pose avec plaisir et, très curieuse, elle cherche à en savoir plus sur moi-même – à croire que les rôles s’inversent. Dzhamal, originaire du Caucase, d’une ville située quelque part entre la Russie et l’Azerbaïdjan, est très bavard et se plaît à m’enseigner les usages de son lieu d’origine, ou à me parler de l’ancienne proximité culturelle entre la langue de Pouchkine et celle de Molière. Devant lui, un dictionnaire bilingue russo-français qu’il consulte régulièrement. Les autres, tous dans leur quarantaine, viennent d’Arménie, d’Afghanistan et d’Erythrée comme Biniyam. Celui-ci me raconte en anglais qu’il est ici depuis cinq ans, une année de plus que Majid, l’Afghan discret en face de lui. Lorsque je souhaite en savoir plus sur sa situation en Suisse, il dit n’avoir strictement rien ici – un «rien» qu’il mime avec les mains – ni épouse, ni famille, ni travail; il se sent trop peu considéré par l’État. Au contraire, pour Dzhamal qui, il le reconnaît, s’en sort mieux que Biniyam en français, tout est une question de liberté d’expression: «Ici, tu peux parler de Hitler alors que c’était une personne terrible, [...] Là-bas, dans mon pays, si tu ne portes par la barbe, tu es un hétérodoxe.»

L’imprimeur somalien qui ramassait les journaux

À la Place Saint-François, principal croisement de bus à Lausanne, Mohamed attend
le prochain bus à inspecter dans le cadre du programme « bus-net ».
(© Stefano R. Torres)
Le jour suivant, au sein de l’équipe de «bus-net», à la place Saint-François, Mohamed, dans la trentaine, est le seul à bien vouloir répondre à mes questions. Les collègues sont gênés par un lexique qu’ils ne pensent pas maîtriser suffisamment. Ils viennent du Sri Lanka, de Serbie et du Cambodge. C’est donc la langue qui semble freiner la discussion entre eux, même si, là-dessus, la fréquence des bus a aussi son mot à dire. Pendant la conversation, le collègue sri-lankais, un petit homme souriant à casquette blanche, finit tout de même par nous écouter avec curiosité. Mohamed n’a pas pu obtenir de statut de réfugié et possède actuellement un permis F, ou d’admission provisoire(1). C’est avec son épouse et sa fille qu’il a voyagé depuis la Somalie jusqu’en Suisse, en passant par le Yémen, la péninsule Arabique, la Turquie, la Grèce, puis par les Balkans. Là-bas, il était imprimeur. Il prépare actuellement son dossier pour trouver un emploi fixe n’importe où.

À 8h00, il se rend sur le lieu de travail en train depuis Roche, son lieu d’hébergement, puis termine à midi. S’il peut se permettre le trajet, c’est que les frais de transports lui sont offerts en compensation du travail effectué, en plus d’une indemnité de trois cent francs par mois, m’indique-t-il. Un peu sceptique à l’idée d’une meilleure intégration avec la population locale que permettrait l’activité, je lui demande si on vient vraiment leur parler de temps à autre: «Environ trois à quatre personnes par jour», me répond-il. Selon lui, la plupart des personnes ont une attitude positive et sont surtout curieux de savoir ce qu’il fait avec ses collègues. 

Avant la pause, le sac de journaux ramassés
est déjà rempli.
(© Stefano R. Torres)
C’est à peu près la même constatation que fait Pacha El Houssain, un Marocain qui, lui, ramasse les journaux au terminus du M1, le métro au Flon: selon ses dires, il n’a jamais été interpellé de façon négative, bien au contraire. Depuis bientôt trois ans en Suisse, Pacha est encore en attente de son admission en tant que réfugié et, par conséquent, possède un permis N. Pour lui, «la Suisse est un pays particulier pour sa démocratie». C’est la tranquillité, permise par cette démocratie et ses bonnes infrastructures, qui lui plaît ici. Même s’il est seul, il s’en contente. Vraisemblablement, il penche plutôt pour les discussions imprévues comme celle-ci. «Je préfère ne pas m’engager avec d’autres personnes...», me confie-t-il. Bientôt arrivé au terme de son contrat, il espère bénéficier des quatre mois supplémentaires offerts en cas de bon comportement. En effet, une activité dans le même secteur est limitée par l’EVAM à une année par personne, sans doute afin de donner la même possibilité à d’autres.

Un programme bien plus large

Pacha à la station du M1, au Flon, attend le prochain métro pour en sortir les journaux. (© Stefano R. Torres)
Qu’en est-il des femmes dans le programme? Selon Mohamed, mon premier interlocuteur, elles y participent également, mais ailleurs, comme aux cuisines du centre de formation, à Ecublens. De fait, le «programme d’occupation» ne se limite pas aux activités susmentionnées. Certaines sont le fruit d’une collaboration avec d’autres communes, d’autres sont organisées aux centres mêmes de l’EVAM. Parfois, elles ont un caractère plus «professionnalisant», comme c’est le cas des cuisines, du programme santé, ou d’une formation de peintre en bâtiment, à Prilly. Le site internet de l’établissement indique qu’environ 200 migrants en tout sont employés chaque trimestre(2).

Pacha procède à l’inspection rituelle
des rames de métro. (© Stefano R. Torres)
D’après M. Genou, n’importe quel requérant d’asile peut demander à être incorporé quelque part, «mais ce n’est pas obligatoire; ils ont le libre choix total de travailler ou non.» Après sa demande, la personne passe un entretien auprès d’une cellule d’orientation et est sélectionnée selon ses compétences. Toutefois, ces programmes ne sont pas sans poser quelques problèmes, par exemple avec les syndicats du nettoyage qui ont parfois accusé «bus-net» de constituer une concurrence déloyale. C’est pourquoi M. Genou tient à me signaler que les migrants «ne nettoient pas les bus; ils ramassent les journaux», une activité qui, d’ailleurs, ne serait autrement pas proposée par les TL, précise-t-il – ce qui, en même temps, justifie l’indemnisation, plutôt que le salaire. La position compliquée de l’EVAM tient vraisemblablement au fait qu’on y cherche, à la fois à favoriser une meilleure intégration des migrants, tout en évitant d’attiser la colère des citoyens craignant de se faire «prendre» un emploi. Toujours est-il que, comme l’indique un vieil adage, «tout travail mérite salaire». D’autant plus qu’une partie importante des aides allouées par l’établissement est sensée être remboursée par certaines catégories de migrants(3). Pour l’instant, aucune réponse n’a été reçue de la part de l’institution sur cette contradiction.

Comme l’informait déjà la chaîne locale La Télé en octobre 2012(4), avec son action, l’EVAM ne visent pas uniquement les migrants; le but est également d’améliorer leur image au sein de la population. De leur côté, ils sont là et n’attendent pas moins qu’on leur adresse la parole, histoire de «causer» un peu, comme on dit dans le coin. 
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*Les témoignages de cet article ne sont pas représentatifs de la situation de l’ensemble des migrants du Canton de Vaud.
(1) Permis N et permis F
Le permis N est obtenu par tout requérant d’asile en attente de l’obtention, ou non, du statut de réfugié – qui leur procure le droit à un permis B. Ils ont la possibilité de travailler après 3 mois dans le canton, si tant est qu’ils en aient l’approbation du Service de l’emploi, demandée par un employeur.
Le permis F, ou admission provisoire, est donnée aux personnes n’ayant pas reçu le statut de réfugié, mais ne pouvant pas être renvoyée dans leur pays pour des raisons humanitaires. Les personnes ayant un permis F sont donc admises définitivement si elles obtiennent un autre permis, ou renvoyée dans certains cas, par exemple si la situation du pays change. Elles ont le droit de travailler.