5 nov. 2014

Le malaise caché d'Ecopop

Écrit pour L'auditoire : http://www.auditoire.ch/index.php?env=article&cat=polsoc&art=20141105140813 (novembre 2014)


La position officielle de l'UDC sur l'initiative Ecopop ne fait pas l'unanimité auprès de ses propres adhérents. Dans les partis politiques, de telles situations ne sont pas rares. Ici, le clivage témoigne pourtant de divergences plus profondes au sein du parti.


          C'était déjà en fin août que la direction et le groupe parlementaire de l'UDC prenaient officiellement position sur l'initiative Ecopop, objet de votations le 30 novembre prochain, qui entend, entre autres, limiter l’immigration. Alors qu'ils encouragent un rejet de l'initiative, une partie importante de leurs sympathisants – les deux tiers, selon les résultats du récent sondage de l'institut gfs.bern – se dit, au contraire, favorable au texte. Par ailleurs, certaines sections cantonales du parti, comme Bâle-Campagne, ainsi que le groupe UDC de la ville de Lausanne, ont également pris cette position. D'après LeTemps, pour les têtes dirigeantes du parti, «Ecopop serait [...] une «attaque frontale» contre l'économie suisse, car elle empêcherait les entreprises – PME en tête – de recruter de la main d'oeuvre spécialisée dans l'UE ou dans des États tiers.»(1)

          Après l'intervention de Claude-Alain Voiblet, vice-président et coordinateur romand de l'UDC, à l'émission Forum(2), cette division au sein du parti semblait n'avoir rien d'anormal. Il évoque alors les mêmes motivations «stratégiques» du parti à voter «non», mais se dit aussi compréhensif à l'égard des «représentants de notre parti qui sont notamment soucieux de la qualité de vie.» Pour Valentin Christe, vice-président des jeunes UDC vaudois et, quant à lui, favorable à l'initiative, l'explication du clivage se trouve autre part: le mandat donné par le peuple au Conseil fédéral et au Parlement, le 9 février dernier, n'aurait toujours pas été pris en compte. «L'initiative Ecopop, c'est l'occasion pour la population de bétonner le choix du 9 février.» 


L'immigration est associés à plusieurs maux sociaux. – Double-page de l'édition spéciale de Franc-parler, janvier 2014, pp. 6-7.

 Un malaise caché

          D'un point de vue stratégique, même si le clivage était plus alarmant qu'on souhaite le présenter, il est plus avantageux pour tout parti de donner l'image d'un groupe unifié, dans lequel les mésententes ne mettent en rien en danger les idéaux et les valeurs de fond. Cela dit, l'opposition entre la base et la tête de l'UDC peut-elle vraiment se réduire à ces seules explications? Que faut-il entendre par «la qualité de vie» dont se soucient les électeurs de l'UDC: de la pollution de l'air et du paysage, ou alors d'une diversité culturelle vue comme excédante?

          Les têtes dirigeantes de l'UDC, comme celles des autres partis et la Confédération, ont bien compris qu'une limitation aussi stricte que celle proposée par Ecopop (0,2% de croissance annuelle de la population) nuirait sérieusement à l'économie, étant donné que, par exemple, une grande partie de la main-d'oeuvre étrangère travaille dans la construction. La récente intervention de Christophe Blocher à cet égard(3), interviewé par le TagesAnzeiger, mettait, elle, l'accent sur les personnes hautement qualifiées, les ingénieurs étrangers qui ne pourraient pas être engagés dans le pays, du fait «du quota d'immigration de 0,2%, déjà atteint par les réfugiés et les personnes admises provisoirement.» L'UDC se trouve alors embarrassée devant des adhérents qui n'ont fait que continuellement intégrer et s'identifier aux discours anti-immigration, voire franchement racistes, tenu par le parti depuis plusieurs années.

          En fin de compte, peu importe de savoir si pour le parti, l'immigration est un réel mal social, ou si elle est instrumentalisée à d'autres fins(4). Le fait est que les étrangers, ingénieurs ou pas, ont bel et bien été utilisés comme bouc émissaire à plusieurs égards, y compris pour des questions d'ordre environnemental. L'exemple récent le plus probant figure dans le journal Franc-parler du parti politique. L'édition spéciale de janvier 2014, dans laquelle était défendue l'initiative du 9 février, contenait une double-page saisissante, où l'immigration était associée à 34'500 logements en plus par années, 200 éoliennes de trop, ou encore à 42'000 voitures de tourisme. Le journal fut tiré à un peu moins d'un million d'exemplaires.

Une question de comportement

          Contre les attaques des Conseillers fédéraux Alain Berset et Simonetta Sommaruga, les initiants d'Ecopop se sont plusieurs fois défendus de ne pas être «xénophobes», tout en soutenant que leur initiative cherchait avant tout à contrer «l'idéologie de la croissance»(5). Malheureusement, que la cause provienne ou non des initiants mêmes, Ecopop s'inscrit indéniablement dans l'optique du bouc émissaire évoquée précédemment, puisqu'elle attribue des problèmes de qualité de vie et d'environnement à la seule venue d'étrangers; elle instaure une crainte et un dégoût de l'étranger, supposé à l'origine des problèmes environnementaux, et possède donc un caractère xénophobe. Cette limitation était surtout la réponse facile à des exigences environnementales de plus en plus urgentes: le thème de l'immigration est déjà bien inscrit dans l'air du temps. Dans un article du numéro 220, L'auditoire mettait en avant le fait que la «qualité de vie» environnementale, autant au niveau mondial que local, dépendait avant tout du comportement des individus.

          Les initiants d'Ecopop ne peuvent pas à juste titre être accusés de «xénophobes», étant donné que leur intention est d'améliorer une qualité de vie supposée en dégradation, du fait de la pression démographique – ce qui témoigne plus d'une vision nationaliste que xénophobe. Pourtant, nul doute que l'initiative, elle xénophobe, est une aubaine pour une fraction de la population ayant adoptée les discours discriminatoires de l'UDC.

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(1) LeTemps, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a5bed64a-2aba-11e4-8ab3-d33d36d7ae61/LUDC_rejette_linitiative_Ecopop (Consulté le 26 octobre 2014)
(2) Émission Forum du 24 octobre 2014, www.rts.ch/audio/la-1ere/programmes/forum/6227788-l-initiative-ecopop-seme-la-division-au-sein-de-l-udc-24-10-2014.html (Consulté le 26 octobre 2014)
(3) TagesAnzeiger, http://www.tagesanzeiger.ch/schweiz/standard/Mit-mir-in-der-Arena-wuerde-es-scherbeln/story/13670344 (Consulté le 31 octobre 2014)
(4) Selon Jean Rossiaud, sociologue et membre des Verts, le discours anti-immigration de l'UDC auraient avant tout des ambitions électorales : LaCité, http://www.lacite.info/migration-bien-commun-de-lhumanite/ (Consulté le 26 octobre 2014)
(5) LeTemps, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/1d7c794c-4e44-11e4-a701-a0e5a8a72efd/Ecopop_livre_une_charge_contre_lid%C3%A9ologie_de_la_croissance (Consulté le 27 octobre 2014)

Droit et mentalité: une concurrence sur l’égalité

Écrit pour L'auditoire : http://auditoire.ch/index.php?env=article&cat=webonus&art=20141030133952 
(octobre 2014)


En 2013, le Forum économique mondial classait la Suisse dans le top 10 en matière d’égalité entre homme et femme ; de quoi s’enorgueillir. Pourtant, la réalité des choses laisse encore à désirer : analyse de la situation.

          Que reste-il encore à faire en matière d’égalité entre homme et femme dans notre pays? Ce principe est inscrit dans la Constitution fédérale depuis 1981. Les femmes ont le droit de vote depuis 1971 et la loi sur les rapports égaux entre les sexes au travail existe, quant à elle, depuis 1996. Cela dit, la question peut être posée sous deux angles différents: d'une part l'égalité dans le droit, d'autre part celle que l'on trouve dans les faits.

Affiche des opposants au suffrage
féminin en Suisse, lors de la campagne de 1946.
État actuel du droit

          Du point de vue du droit, il reste peu à faire. Des mesures sont nécessaires là on où s'y attendrait le moins, car notre regard se focalise surtout sur l'égalité dans le monde professionnel et dans l'éducation, deux domaines déjà légiférés. Ces mesures ne sont pourtant pas sans importance. Par exemple, on pourrait évoquer un taux d'imposition désavantageux pour le «deuxième salaire» des couples avec enfant: une étude réalisée par la Conférence romande de l'égalité a démontré qu'un travail à temps partiel - encore en majorité exercé par les femmes - venant compléter le salaire d'un temps plein, engendrait plus de pertes que de gains. La cause est bien simple: les taux d'imposition en vigueur(1). Cela incite celles et ceux qui pourraient exercer un emploi à temps partiel à ne pas travailler du tout. Un autre exemple est celui de l'assurance-accident, obligatoire pour tout travail rémunéré, mais encore inexistant pour les hommes ou femmes au foyer. Ceux-ci doivent s'assurer contre les accidents dans le cadre de l'assurance-maladie obligatoire. Cela témoigne d'une conception particulière du «travail», laissant encore sa marque sur le droit: n'est-ce pas un labeur comme un autre de s'occuper du ménage, d'autant plus lorsqu'on le fait durant toute une vie? De plus, ne souhaite-t-on pas que le travail au foyer devienne un choix individuel, au lieu de rester une obligation sociale? Ce n'est pourtant pas ce que le système actuel encourage.

          Dans l’absolu, d'autres domaines du droit devraient pour le moins être sujets à discussion: un droit au congé paternité plus étendu qu’actuellement, ou encore une obligation de servir pour tous les citoyens, pour autant que cette obligation perdure. La question devient alors un peu plus sensible auprès du public, étant donné que l’injustice serait alors réglée pour les hommes; d’aucuns pourrait considérer qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour la cause des femmes. En l’occurrence, dans un arrêt de 1991 sur l’obligation de servir, le Tribunal fédéral considérait que «la loi et l'article constitutionnel sur l'égalité ont été conçus notamment en vue d'améliorer la situation des femmes, et n'avaient pas pour but de les charger d'une obligation supplémentaire.»

Les mentalités

          Indépendamment du droit, il est clair qu'une égalité de traitement entre hommes et femmes n'est pas encore ancrée dans les mentalités. Il n'y a qu'à rappeler les propos tenus par Ueli Maurer en septembre 2013, alors Président de la Confédération - donc représentant suisse à l'étranger -, dans un ton qui semblait des plus naturels et innocents. Selon lui, «Les femmes ont un autre rôle dans notre société: s’occuper des enfants, d’autres choses. L’homme, qui fait le service militaire, fait aussi quelque chose pour vous [ndlr: s'adressant à Amanda Gavilanes, secrétaire romande du GSsA]; il est là pour veiller à la sécurité des plus faibles: les femmes, les jeunes, les personnes âgées.»(2) Difficile d’aller de l’avant sans s’émanciper d’une vision des relations homme-femme confinée cette formule.

          En fait, il n'y aurait qu'à s'arrêter un instant sur les chiffres de l'Office fédérale de la statistique pour se rendre compte de la situation dans laquelle se trouvent encore certaines femmes. Les chiffres les plus frappants ont trait au monde du travail: en 2010, le pourcentage de femmes gagnant au-dessus de 8000 francs pour un travail à plein temps (ce qui représente 19,5% de l'ensemble des salariés) était estimé à 15,4 %; en d'autres termes, sur cent personnes travaillant à plein temps, vingt gagnent au-dessus de 8000 francs par mois et, parmi elles, il n'y a que trois femmes(3). Plus proche de notre institution, en 2012, seuls 36,2% des postes dans l'enseignement au sein de hautes écoles et d'universités (professeurs, assistants et autres) étaient pourvus par des femmes.

          Il est évidemment facile de contester ce type de différences, certaines pouvant se baser sur des distinctions «objectives», c'est-à-dire non fondées sur une discrimination de genre, mais sur des critères de compétence. Cela dit, toujours selon l'OFS, 40% de ces différences sont encore dues à cette forme de discrimination, ou à de la discrimination indirecte: un treizième salaire n'est pas payé aux personnes employées à temps partiel, c'est-à-dire en grande partie aux femmes.

Campagne romande « À travail égal, salaire égal », egalite.ch, 2012.

Des solutions en matière d’éducation

          Quelles sont les solutions pour faire progresser l'égalité? La plus évidente - peut-être la moins accessible au citoyen lambda - serait de changer les inégalités dans le droit. Libre à chacun de s'engager politiquement, en démarrant une carrière politique ou en lançant des initiatives. Mis à part cela, que faire? Peut-on envisager de petits engagements quotidiens et individuels qui, à l'instar des questions environnementales, permettraient de faire avancer la cause? «C'est tellement plus facile quand c'est quelque chose de matériel et qui vient de l'extérieur», répond Sabine Kradolfer, sociologue chargée de recherches à l'Université de Lausanne et spécialisée, entre autre, dans les études genre. Elle ajoute: «Le plus difficile à changer, ce sont les préjugés, c'est-à-dire les choses qu'on ne voit pas. Après quelques mois de cours, beaucoup d'étudiants en études genre se rendent compte de certaines choses qu'ils ne voyaient pas avant. Et moi aussi!»

          Les questions de genre sont aussi beaucoup plus ambiguës. Le cas type est la galanterie, par exemple le fait de tenir la porte à une femme: au nom de l'égalité, un homme pourrait décider de ne plus le faire. Cela dit, il pourrait également considérer qu'il s'agit d'une forme de politesse, valable autant pour les femmes que pour les hommes. Pour Sabine Kradolfer, la difficulté réside dans le fait que «cela touche à notre système de valeur. C'est beaucoup plus compliqué que le tri des déchets, par exemple.» En effet, on touche alors à des questions de choix individuels. Au fond, le plus important est que le fait d'être femme au foyer, de porter le voile islamique ou encore de travailler à mi-temps, soient des choix individuels et non des obligations imposées de l'extérieur.

          Pour Sabine Kradolfer, l'égalité dans les faits se divise en trois niveaux: d'abord les choix individuels qui font l'ambiguïté du problème; ensuite les «éléments structurels» de la société qu'on «ne changera pas du jour au lendemain»; enfin les éléments organisationnels, sur lesquels il est le moins difficile d'agir. Il s'agit par exemple du fait qu'une entreprise ou une université offrent plus facilement un temps partiel à une femme, car on imagine qu'elle doit aussi s'occuper d'autres choses (les enfants, le ménage, etc.) Pour un homme, ce serait indécent de le faire. On pourrait encore évoquer les cahiers des charges souvent trop différents entre hommes et femmes, ou encore le personnel des crèches, trop peu représenté par les hommes.

          C’est enfin en agissant sur l'éducation, ainsi qu'en renforçant la prise de conscience des questions de genre, qu’il est envisageable de faire évoluer les mentalités de génération en génération; de faire bouger ces éléments structurels «que l’on ne changera pas du jour au lendemain». 


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(1) egalite.ch, http://www.egalite.ch/quand-le-travail-coute.html (consulté le 5 novembre 2014) 
(2) Débat Infrarouge du 4 septembre 2013, http://www.infrarouge.ch/ir/2019-special-votation-citoyen-soldat (consulté le 5 novembre 2014)
(3) À l'inverse, la même année, encore 64,4% des personnes travaillant à plein temps, avec un salaire plus bas ou égal à 3000 francs (c'est-à-dire très proche du seuil de pauvreté se montant à 2200 francs) étaient des femmes.